Quitter le réel

Entretien

Quitter le réel

Étienne Saglio à propos de Vers les métamorphoses

Comment avez-vous imaginé ce spectacle ?

Étienne Saglio : Pour chaque spectacle, je démarre par un saut dans le vide, pour voir comment mon inconscient va le remplir. Je ne comprends qu’au fur et à mesure de la création ce qu’il avait besoin d’exprimer à ce moment-là de ma vie. Le spectacle est né de deux crises personnelles simultanées : la crise de la quarantaine, où l’on se rend compte qu’on n’aura pas le temps d’être tout ce qu’on aurait aimé être, où l’on doit négocier avec ce qu’on a été, avec la multiplicité de notre personne et des chemins de vie. Cette crise est entrée en collision avec une rupture amoureuse, après dix-sept ans de vie commune. J’ai grandi avec un frère jumeau, et j’ai passé ensuite dix-sept ans avec un autre alter ego. J’ai donc découvert la solitude à plus de 35 ans, et ce fut compliqué à appréhender. C’est pourquoi il y a énormément d’images de gémellité dans le spectacle, autour d’un personnage qui ne sait plus qui il est et qui cherche à se définir.

Comment se déroule votre processus de travail ?

Je commence par aller dans un théâtre seul avec des objets, en l’occurrence ici un masque peint de toutes les couleurs, avec des yeux, un bec et des grandes oreilles. Ce masque est apparu sur une carte de vœux faite avec mes enfants la première année de ma séparation. Il est pour moi un appel aux métamorphoses qui ont lieu dans tout moment de crise. À partir de ce masque, j’ai décliné des formes à la fois animales et humaines, et j’ai commencé à écrire des scènes où je mélange les corps, sans plus savoir à qui ils sont.

Au bout de huit mois passés tout seul à inventer des images, à lancer des idées, j’ai partagé ces matériaux avec mon équipe, pour les étoffer. L’écriture s’est poursuivie avec une dramaturge, un regard extérieur, puis une compositrice. En tout, le travail s’est étalé sur trois années et a impliqué une vingtaine de personnes.

« Chacun·e, selon son moment de vie, sera marqué·e plus ou moins fort par certaines scènes et construira son propre récit, son propre voyage symbolique. »

Quel type d’adhésion à la narration souhaitez-vous créer chez le spectateur ?

Mes spectacles sont très écrits malgré l’absence de mots. Le fait que ce soit sans paroles correspond à mon envie, dans une société où tout le monde donne son avis, de reconvoquer les sens, l’intuition, et une certaine ambivalence. Je fournis des images à la fois très intimes et susceptibles d’avoir une résonance symbolique large. Le besoin de transformation, cette histoire de place, de genre, le fait d’en avoir marre de porter tel corps : ces questions sont au travail dans la société. Les images sont suffisamment ouvertes pour être cathartiques, pour que les spectateurs puissent y projeter leurs propres émotions. Je cherche à désarçonner le spectateur et la magie est un bon outil pour quitter le réel et la raison. Peu importe ce que nous avons écrit, chacun, selon son moment de vie, sera marqué plus ou moins fort par certaines scènes et construira son propre récit, son propre voyage symbolique.

Quelles sont vos sources d’inspiration pour construire cet univers visuel ?

Je suis très influencé par l’univers du film d’animation qui a fait des avancées considérables sur le rapport à l’enfance et la profondeur du récit. Je me suis aussi intéressé au symbolisme en peinture. Et mes spectacles sont écrits avec une anthropologue, Valentine Losseau, qui a une grande connaissance des mythes et des légendes qui nous construisent. Enfin, avec Benjamin Gabrié, nous avons travaillé sur une grande scénographie magique et évolutive, avec des constructeurs d’une ingéniosité folle. L’idée était de reprendre un savoir-faire technique ancien pour produire des changements de plateau très rapides et impressionnants.

Les manipulateurs sont visibles sur scène. Pourquoi ?

C’est la première fois qu’on voit mon équipe au travail. J’avais envie de fabriquer un univers à la Méliès, avec des trucages artisanaux très visibles. Bien sûr, en magie, le principe est toujours de créer des cadres pour travailler hors cadre, pour mieux tricher, tromper. Donc j’installe un cadre pour mieux embrouiller les gens, créer autour du personnage une foule qu’on n’arrive pas à dénombrer. La présence des masques et de pantins hyperréalistes brouille les pistes. On ne sait plus qui est qui. La notion de seuil est centrale dans mon travail : dans mon précédent spectacle, on ouvre une porte de placard et on arrive dans une forêt. Ici le masque devient un seuil.

« Les hallucinations peuvent s’enchaîner très rapidement, car tant qu’on ne comprend pas, on est happé. »

Quelle est la place de la magie dans notre époque saturée d’images ?

Ce n’est pas un hasard s’il y a actuellement un renouveau de la magie sur scène. La magie nouvelle – cet art qui a pour langage le détournement du réel dans le réel, selon la définition de Raphaël Navarro – est née dans les années 2000, en pleine révolution numérique. De même que la magie a connu un âge d’or au moment de la révolution industrielle, en un autre temps de grand bouleversement dans la représentation du monde, de déplacement de la frontière entre le possible et l’impossible, le réel et l’irréel.

Pour autant, il n’y a pas de lien entre magie nouvelle et nouvelles technologies. Dans mon travail on reprend parfois des techniques vieilles de deux cents ans. Mais on utilise aussi de la technologie très pointue : par exemple je me suis fait scanner le corps pour faire de l’impression 3D. La magie s’est toujours engouffrée dans les avancées de la science et de la technique.

À propos du foisonnement des images, j’essaie d’installer une rythmique particulière : les hallucinations peuvent s’enchaîner très rapidement, car tant qu’on ne comprend pas, on est happé. Mais par moments le spectacle se pose et offre une fin de séquence contemplative et hypnotique. La grande différence avec les vidéos, c’est qu’il peut y avoir dans la salle, neuf cents personnes émues au même moment : ça crée du lien et ça change l’émotion, profondément.

Comment êtes-vous devenu magicien ?

Au départ, j’ai été formé au jonglage, l’une des rares disciplines de cirque où l’on projette un objet plutôt que soi-même. Cette dissociation m’a amené naturellement à la marionnette où l’on prête des émotions à un objet devant soi. Je suis arrivé dans la magie par accident : je me suis cassé un doigt juste avant mon diplôme et donc j’ai greffé des ailes à mes balles et j’ai fait un numéro de dressage traditionnel avec des balles volantes. J’ai tendance à prêter une âme aux choses depuis toujours, quoi que je manipule – sac plastique, balle ou marionnette… J’ai découvert que dans beaucoup de cultures, on considère que les jumeaux sont une seule âme dans deux corps et qu’ils ont l’habitude de voyager d’un corps à l’autre ! Tout vient peut-être de là ?

Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2025.